Les pneus crissent, en même temps que le moteur hoquète. Putain de boîte manuelle. Le pied enfoncé sur l'embrayage, une main reste sur le volant quand l'autre tient le revolver dont le canon flatte la tempe en sueur. Ça a merdé. Kessler ne se souvient pas vraiment du comment. Il se souvient surtout du sang, répandu dans la bière. Un bar de dégénérés, levé de son siège devant la violence. C'est sûrement lui, sûrement sa faute. Ils le regardaient tous. Ils le dévisageaient. Et ça l'a toujours foutu en rogne, Buck Kessler, qu'on pose sur lui de ces regards inquisiteurs. Un type a pris son téléphone. Voilà, un type a pris son téléphone. Et, lui, il a attrapé le flingue coincé à sa ceinture, entre ses reins. Le coup est parti. Et ça a rajouté du sang. Plus de sang qu'il n'en avait jamais vu. C'est là qu'il a totalement paniqué, fait les poches du cadavre et pris les clés de la caisse. Cette voiture qui, depuis, emprunte des virages insensées en direction de l'Est de la ville. Parce que ça va finir. Cette fois, c'est foutu pour lui. Et si c'est foutu pour lui, c'est foutu pour eux.

Le véhicule s'arrête à bas du motel. Un gigantesque repère pour les Black Bullets, mais Buckley n'y songe pas. Dans sa tentative de survie, il oublie de survivre. C'est tout juste s'il range l'arme, vaguement sous son t-shirt tâché d'huile et de poudre. Il fait nuit noire, alentours, et il se précipite, le cœur affolé, à l'intérieur. Le gérant ne s'arrête pas sur lui – il feint seulement de tenir l'endroit. Ce sont les autres qui gouvernent ces lieux, et Buck piétine leur territoire, comme s'il était possible de l'ignorer. Heureusement, il ne vise que la seconde porte du premier étage. Le couloir vidé, et ses lumières opaques, guide ses pas malhabiles jusqu'à destination. Et il ne frappe pas. Il entre. Il entre tout simplement. Car si personne n'a besoin de s'annoncer avant d'entrer dans... Jade Wright, lui moins encore que tous les autres.
« Bébé, qu'il fait sur le pas de la porte, les paupières battantes. » L'oeil qu'il lui reste balaie la pièce sans voir grand-chose. Il imagine qu'elle est seule, alors qu'il n'en sait rien. « Bébé, qu'il répète, j'ai merdé. » Il frappe le sol du pied, vaguement hystérique, totalement dépassé. Il ne sait pas ce qu'il fout là. Elle ne peut rien pour lui, cette fille. Elle s'en fout bien, aussi. Et lui pareil. Mais ce soir... ce soir, elle est une de ces terres d'asile où le dernier des fous veut bien se réfugier. « J'ai merdé, qu'il gueule. » Et, non, elle n'est pas seule. Il y a un type. Un type qui l'interpelle, soudain, alors qu'il y a que sa voix à elle que Buckley souhaite entendre. Et il n'entend pas bien le gars, qui s'est déjà rapproché, quand même reste-t-il à moitié défroqué. « Ta gueule, soupire les lèvres du Bloody. Ferme ta gueule... » Il ne sait plus bien si ça beugle dans sa tête ou si ça se produit tout à fait sous ses yeux. Il sent juste les mains qu'on tente de poser sur lui. Il croit que ça veut aller pour sa gorge. Alors il frappe. Il frappe comme un enragé, dont le désespoir suffit à tout le courage. « Ferme ta putain de gueule ! » La crosse du revolver tape sur le crâne qui s'affaisse à ses pieds. Et c'est là que Buck le voit – le voit vraiment. Ça fait trois. Ça fait trois types, trois pauv' types qu'il a massacrés. Et ça saigne, bordel... ça n'arrête pas de saigner. C'est pour ça que ses mains en sont pleines – de ce sang qui sèche puis qui coule, et sèche encore entre ses doigts secoués de tremblements. « Bébé, qu'il dit. J'ai totalement merdé. »

La flamme crame un peu plus le côté déjà marron de la pipe à crack et sa gorge se serre quand elle inhale toute la vapeur. Le type la fixe, critique sa pratique et se moque d'elle en l'imaginant après avoir perdu ses premières dents. « Ça s'ra mieux pour tailler des pipes, n'empêche. » qu'il balance en riant. Jade hausse les épaules, elle ne le trouve pas très drôle. Et puis, de toute manière, ça fait longtemps que les bla-bla des clients ne l'intéressent plus. C'est tout juste si elle réagit quand ils oublient (volontairement) de payer la totalité du prix du service rendu... Peu importe. L'homme a déjà le froc baissé; il s'impatiente et encourage la pute à se presser en balancer des billets sur le matelas où il vient de s'asseoir. A genoux devant lui, Jade manipule d'abord le membre avec les doigts avant de le goûter et de l'enfoncer dans sa gorge. Au même moment, la porte de sa chambre s'ouvre dans un fracas qui la fait sursauter. Et malgré les années de pratique, la professionnelle manque de s'étouffer à cause du pénis qui entrave ses voies respiratoires. Le client tente d'abord de la retenir entre ses cuisses en posant ses mains sur le sommet de son crâne, mais on n'arrête pas une Jade agitée aussi facilement. C'est toujours l'effet que ça lui fait d'entendre la voix de Buck. Si elle se calmait un peu sur le crack, peut-être qu'elle entendrait son cœur battre la chamade dans sa poitrine, qu'elle sentirait les papillons dans son estomac et ses mains devenir moites. On pourrait la qualifier d'amoureuse, mais Jade, n'est qu'une sale chienne qui agite la queue en entendant son maître arriver, même si c'est le plus tordu du coin et le plus violent... Et qu'il traîne toujours avec lui tout un tas d'emmerdes.

« Qu'est-ce t'as encore branlé, Buck ? » La prostituée lève les yeux au ciel, c'est tout l'effet que ça lui fait de le voir couvert de sang et complètement paniqué. L'habitude, dira-t-elle. La drogue, diront les autres. Dans son dos, le client, frustré, s'agite et commence à râler. Il interpelle Jade, lui demande de dégager ce mec et de revenir terminer son boulot. Sauf qu'elle l'ignore et que Buck s'énerve déjà. Quand le client remonte son pantalon pour se relever, la femme se contente seulement de s'écarter en gloussant. Elle sait que personne ne doit s'en prendre à Buck, elle sait qu'il est le plus fort, qu'il a sa propre manière de s'occuper des personnes qui l'importunent et c'est ça qui le rend si excitant. Avec son œil crevé. Quand la crosse du revolver s'abat sur le crâne du client, Jade pense que c'est mérité. Sauf que le sang commence à couler et à s'étendre sur son sol. « Putain, t'es chiant... C'est dégueulasse... » Elle n'a pas totalement réalisé la situation, ça n'arrivera pas avant un bon moment. Alors, Jade enjambe le corps et marche dans la flaque pour se rapprocher de Kessler. Elle pose ses mains sur ses épaules et soudainement, elle ressent toute sa détresse, alors ça l'inquiète. « Qu'est-ce qui se passe ? T'as … T'as oublié de prendre tes médocs ? » Si seulement elle arrêtait de les lui piquer, aussi, peut-être qu'il n'en serait pas là. « Tu veux que j'te suce ? Ça va te détendre. » … C'est juste qu'elle veut bien faire et qu'elle s'inquiète pour lui. Il a l'air si mal…

Elle est belle, Jade Wright. C'est pas juste l'effet qu'elle lui fait, en-dessous du ventre et bien au-dessus des genoux. C'est pas juste cette trique, qu'elle lui colle toujours en dix secondes. Elle est bonne, Jade Wright, et c'est aussi que ça peut éclaircir jusqu'à la pire nuit de sa vie. Elle le regarde avec de ces yeux... Elle est paumée, exactement comme lui. Rien qu'un peu plus, peut-être, et ça lui donne le sentiment d'être un putain d'héros. Ça dégénère entre ses tempes, quand il sent les doigts empressés qu'elle pose sur ses épaules. « T'es défoncée ? qu'il fait d'une petite voix. T-tu t'es défoncée avec ce... type ? » Il a l'oeil hagard, le dos la main pour le frotter machinalement. Buck Kessler n'est pas vraiment jaloux. C'est juste – juste qu'il a besoin d'elle. Et comme elle lui parle de ces foutues pilules que le doc lui a ordonné de prendre, il grogne un peu. Il ne veut rien entendre. Il s'en fout. Faut pas qu'elle lui cause de ça, pas maintenant. C'est pas pour ça qu'il est là. « Tu veux que j'te suce ? » C'est pas pour ça non plus, et l'idée le prend de s'offusquer un peu, lui qui la repousse de la main libre de toute arme. « Ça va te détendre, qu'elle lui soupire, quand même ils restent, demeurent, dans ce sol qui imprègne la moquette brune. » « J-je. Ouais. » Mais ça se suspend dans son crâne. Derrière la braguette, ça le supplie d'accepter, et d'la fermer. Mais l'urgence s'amoncèle lentement dans sa nuque. Il a des emmerdes. De graves emmerdes, qui rendent ce motel aux mains de l'ennemi presque plus sûr qu'aucun bloc du quartier ouest de la ville. « Nan, nan, arrête. » Il a dévié les mains déjà affairées de la putain. « J'ai vraiment merdé, c'te fois, bébé. » Il lâche le révolver, qui frappe le sol dans un bruit sourd. Il attrape son crâne, qu'il cogne de quelques de coups du plat des mains. Ça veut pas la boucler, là-dedans, et ça le rend dingue. Il a pas pris le moindre de ses médocs, c'est vrai. Et c'est peut-être pour ça qu'il a viré taré... qu'il a fait ce qu'il a fait, ou ce qu'il croit avoir fait. Ce n'est jamais clair, et ça lui revient tout de même par éclat. Combien est-ce qu'il manque à son six coups ? Qu'est-ce qu'il en sait, au juste ? Il voudrait vérifier, histoire d'être sûr. Mais ce barillet est foutrement loin de lui, alors que ces lèvres, toutes accueillantes, sont aux portes du premier de ses désirs. « Tu t'es défoncée avec c'type ? qu'il répète soudain. » Le macchabé – pourvu qu'il soit bien mort - repose à moins d'un mètre d'eux. Pourtant, Kessler se sent offensé par l'existence de l'inconnu. Qui c'est ? Et combien qu'il la paie, exactement ? Jade Wright est une pute, il le sait. Mais... « Princesse, qu'il dit. Pourquoi tu m'fais ça ? Tu m'aimes plus ? » Il chouine, comme un gamin, comme un dément. Ça le dépasse, toute cette soirée, cette nuit, ce motel, et le vacarme enfermé dans son putain de crâne. Ça fait un mal de chien, et ça le lance de fureur, soudain. Il voudrait d'un ennemi, n'importe lequel, même avec la moitié de la gueule d'un allié. Quelqu'un sur qui cogner. Un mec deux fois mieux bâti que lui. Une tronche à défigurer, pour l'absoudre de ses crimes précédents. Cependant, il ne reste qu'elle, que Jade, dont il attrape le visage et embrasse les lèvres, sans que ça n'ait jamais rien d'un baiser. « Faut qu'j'me planque, soupire-t-il contre elle, les dents pour chercher la peau. » Mais il n'y pense pas, pas vraiment, quand il fouille entre ses cuisses, moins à la recherche de ce qu'elle a, de nature, à offrir qu'en quête d'un peu de répits. Qu'elle se défonce, qu'elle se défonce avec lui. « Faut qu'tu m'planques, bébé. »

« Pourquoi j'ferais ça avec ce mec ? » Ricane-t-elle « C'était avant qu'il arrive. » qu'elle ajoute pour le rassurer. C'est pas tout à fait vrai, mais Buck n'a pas à le savoir. Jade l'a laissé tirer qu'une seule fois sur sa pipe à crack. Pas de quoi s'affoler, en somme. Mais elle a déjà l'impression de le tromper ; se défoncer est son seul plaisir, – et baiser avec Kessler – elle le fait toujours seule ou avec lui. Jade va se rattraper, elle glisse déjà ses doigts dans son pantalon pour le caresser. Sauf qu'il les retire presque aussitôt. Ça y est, il a deviné, il lui en veut, il ne l'aime plus... Mais non, sale conne, c'est pas ça. C'est pas toi. Elle se rappelle qu'il venait pour autre chose, à la base. Elle est pas médecin, encore moins psychologue, c'est qu'une pute qui suce pour vingt petits dollars. Parfois un peu moins. Et puis, ça commence à l'angoisser de pas savoir, de l'entendre répéter qu'il a merdé. Il pète toujours un peu les plombs, sauf que d'habitude c'est pas si grave, ça le fait toujours marrer. Là, il commence à la faire flipper, à force de se taper le crâne... Et il lui repose encore la même question. Alors, Jade se dit qu'elle a pas le choix, qu'une faute avouée est toujours à moitié pardonnée, même si c'est Buck Kessler qui se tient devant elle, le dégénéré des Bloody Eagles. « Bon... Peut-être un peu … Mais c'était pas grand-chose, bébé, j'te jure. » Puis il gît à moins d'un mètre d'eux, y'a plus de soucis à se faire. Jade est là, rien que pour lui, maintenant. La trainée s'approche pour trouver les lèvres de son bien-aimé, sauf qu'il ne répond à aucun de ses baisers. « Dis pas n'importe quoi, j't'aime trop. J't'aime trop ! Je vais m'occuper de toi... Ça va aller. » En réalité, Jade en sait foutrement rien. Buck peut très bien dérailler un peu plus et décider de lui exploser le crâne contre un mur. Et là, par contre, ça irait vraiment très mal, surtout pour elle … Mais non, impossible, c'est le crack qui parle, Buck l'aime trop pour lui faire ça ; elle est sa princesse. « Tu peux rester là, si tu veux, tout le temps que tu voudras. » C'est pas la meilleure idée du siècle, mais c'est le seul endroit qu'elle peut lui proposer. « Allonge-toi, bébé, je vais te préparer un petit remontant. » Annonce la pute en l'obligeant à rejoindre son matelas avant de se trainer jusqu'à son placard. Elle sort un sachet d'herbe et de la méthamphétamine. En quelques minutes, le joint est roulé, placé entre ses lèvres et prêt à être allumé. Elle tire dessus la première « Y'a tout c'que t'aimes. » affirme-t-elle en le lui tendant. Jade se débarrasse de sa robe de chambre avant de le retrouver en s'asseyant à califourchon sur lui. Elle guide sa main libre, encore couverte de sang, sur son ventre, ses seins, pour la faire redescendre jusque entre ses cuisses. « Ça ira mieux, bébé, j'te jure. » Elle se penche pour l'embrasser, encore, mais son visage ne reste pas très longtemps à hauteur du sien. Jade est déjà plus bas, étendue sur le ventre. Elle le fait venir une seule fois dans sa bouche avant de se redresser pour lui demander : « Mais … Pourquoi t'es pas allé voir tes potes, les Bloody, au fait ? » C'est vrai, quoi...

Les effluves prennent au nez, montent à la tête – ça assourdit, un peu, le vacarme de l'esprit. Ce cloaque pue le sexe, la drogue et le sang ; c'est ce motel, ça suinte depuis les murs ; c'est toute cette ville, elle fait les hommes ainsi. Et la gorge brûle à chaque inhalation, sans pour autant qu'on songe à renoncer. C'est tout ce qu'il aime, elle a toujours raison. Le joint entre les lèvres, ses mains rougies sur le corps de la putain, et cette bouche qui l'entoure et l'avale à ravir. Il n'y pense pas vraiment. C'est machinal, juste primitif. On assouvit, ici-bas, les mêmes instincts que tous les autres ; ce n'est plus boire, ou même manger, c'est satisfaire tout le trivial du genre humain en moins de quelques minutes. Cette fille suffit à tout. Elle le connaît par cœur (pour autant que cet organe leur soit d'aucune utilité), quand même elle se surprend parfois à redouter qu'il change. Pourtant, les types comme Buck Kessler sont d'une telle évidence... Il ne sait plus vraiment ce qu'il fout là. C'est juste que la panique s'étiole. Elle s'éteint peu à peu, et cela au profit d'une fine hébétitude. Il flotte. Même si ce n'est que pour un peu. « J'ai buté un type, ce soir. » Les yeux mi-clos, il réalise avec froideur. Pas un, mais trois. Mais seul le premier compte. « C'est un aigle, qu'il fait. C'est un aigle... » Un frère. Et on ne se contentera pas de le tuer, pour ça. On ne se contentera pas de l'éviscérer, ou de le traîner, à l'arrière d'une bagnole, sur dix bons kilomètres. Ces choses-là se règlent autrement ; ces choses-là foutent la merde parce qu'elles perturbent le plan. Sa zone de confort. Son espèce confiné de liberté. Son impunité, même. On peut bien s'appeler Buck Kessler et foutre la moitié de Clifton à feu, à sang. Tant qu'on est protégé. Une protection qui s'est éteinte à la minute où le corps de l'autre s'est vautré sur le sol. Les autres, ce n'est rien. Personne ne viendra le chercher pour eux, ou alors ce sera trop tard. « J'l'ai buté, qu'il répète, le joint consumé pour moitié. » Alors il rit, satisfait de son crime. Ce type l'a bien cherché, en vérité. Ce type l'a foutrement cherché ! Mais comment l'expliquer aux autres... comment l'expliquer à ces frères ? C'est juste qu'il ne peut pas aller les voir, et simplement leur pleurnicher quelques excuses. Personne ne le protègera, et on ne se contentera pas de le tuer. Et plus que de le craindre, Buck hait la seule idée d'un pareil châtiment. Personne ne l'atteindra. Sa fureur emporte bientôt son déni. « Il m'a cherché, ce connard ! Il m'a cherché ! » Il a jeté Jade à bas de ses genoux, et s'est relevé à la recherche du flingue. Il lui faut compter ses balles. Maintenant. Être certain qu'il a bien descendu ce fils de pute ! Et qu'il lui en reste bien assez pour s'occuper de tous qui chercheraient à le venger ! « I-il... il a fait ce truc, là. Il. » Tout sentiment de paix s'est volatisé. La prostituée elle-même n'existe plus. Personne ne peut rien pour lui. Et c'est pas de l'aide qu'il est venu chercher. C'est elle, juste elle. Il faut seulement qu'il s'en souvienne. « J'm'en fous ! gueule-t-il. J'les buterais tous ! Qu'ils viennent ! J'les crève, moi ! » Buck bute sur le cadavre, et se renverse sur le sol. Un mélange de rire et de plainte s'échappe depuis ses lèvres. Et il reste, passablement vaincu, quand même le canon de son arme lui flatte la nuque. « C'est un aigle, bordel. J'ai buté un putain d'aigle. Ils vont m'faire un s'cond trou du cul pour ça. »

Sa langue se délie, Buck lui donne plus de détails sur sa soirée et les raisons qui l'ont mené jusque ici. Qu'il lui annonce qu'il a provoqué la mort d'un homme ne l'étonne pas beaucoup; il en a tué un autre dans sa chambre et tous les deux n'y prêtent déjà plus beaucoup d'attention. Pourtant, Jade se redresse quand il précise que c'est un aigle. Elle le dévisage en plissant des yeux. Il déconne, c'est pas possible autrement. Elle ricane : « Tu déconnes. » Sauf qu'il continue, qu'il affirme son acte et qu'il se marre, en plus. Putain, le con, il a vraiment tué un mec de sa bande, les seuls assez stupides pour le protéger. « Non … T'as pas fait ça. » Et si. « Merde, bébé, pourquoi ? Pourquoi t'as pas pris tes foutus médocs ? Tu pars moins en couille quand tu les prends, tu l'sais ! » L'effet du crack vient de retomber et la chute est terrible. Elle bloque sa main devant sa bouche et commence à se bouffer les doigts, littéralement. Jade arrache ses ongles, se mange les peaux tout autour. Ça saigne à certains endroits, ça pique même, mais c'est rien à côté de ce qu'on vient de lui avouer. La pute ne lâche jamais Buck du regard. Il s'est levé pour ramasser son arme, continuer à déblatérer toutes ses conneries jusqu'à que ses pieds rencontrent le cadavre oublié et qu'il chute. Il s'écrase contre le sol et c'est là que Jade réalise que son Buck est réellement dans la merde et pas seulement jusqu'au cou. « Pourquoi t'es là ? Ils vont te retrouver et t'niquer si tu pars pas. » La prostituée n'a pas le même instinct de survie que tous les autres êtres humains normalement constitués. Non. Parce-qu'au lieu de lui ordonner de remballer son cadavre et de se tirer avec, Jade quitte son lit pour le retrouver. On dit que l'amour rend aveugle … Sans oublier que la drogue et l'alcool l'ont rendu complètement débile profonde. Et ces gens-là restent les plus fidèles, en toutes circonstances. « Tu dois t'barrer, bébé, tu peux pas rester ici. » Ici, c'est Clifton. Qu'il soit du côté Est ou Ouest, ou même dans les rares zones neutres. Il a foutu son bordel partout et s'il a plus ses copains pour le tirer de ses emmerdes, autant quitter la ville pour recommencer ailleurs, non ? Elle sait pas. Jade sait rien... Sauf le gramme d'héroïne qu'elle doit s'injecter dans les veines pour planer assez sans terminer par se baver dessus... Ou comment faire passer le temps quand un type s'occupe de lui refaire l'intérieur. Ça, elle sait. Le reste, c'est trop compliqué pour elle. « Mais ... » Commence-t-elle, hésitante, en adoptant le même regard qu'un chien qui vient de prendre des coups de bâton. « Mais tu vas pas m'laisser toute seule, hein ? Tu vas pas m'abandonner ? Tu vas m'prendre avec toi... Tu vas l'faire, hein ? » A croire que Jade tient plus à Buck qu'à sa propre vie. Un connard a dit que « le Cœur à ses raisons que la Raison n'explique pas »... Et bah … C'est exactement ça. Au lieu de réfléchir trente secondes, la pute se contente de le fixer avec ses grands yeux mouillants, comme s'il était l'incarnation du Sauveur ou mieux, comme s'il allait se relever en se marrant et lui avouer, qu'en fait, c'est qu'une blague. Le suivre c'est s'en aller au casse-pipe, rien d'autre. « Parce-que j't'aime trop, moi. » M'enfin … Certaines causes sont perdues d'avance.

Elle balafre le silence de mots qu'il n'entend pas distinctement. Comme le restant du corps, ses tympans lui font mal. Un mal de jeune putain. Il sent toutes les nuances de cette douleur que l'on provoque. On la regrette un peu, malgré ce qu'elle libère dans tout le ventre. Et comme il est affalé sur le sol, ça tourne devant son œil et dans son crâne. Il est flatté par la peur, la colère et le reste. Le reste, surtout. On cogne sur ses tempes. Toc, toc. Et il devient plus con à chaque seconde. Qu'est-ce qu'elle raconte, au juste ? Et pourquoi qu'il entrave que dalle à ce qu'elle dit ? « Tu dois t'barrer. » Elle l'a rejoint, il peut le sentir. La drogue laisse filtrer cette chaleur putride. Et Buck sent bien la sagesse du conseil. Il sait, là, quelque part, que c'est exactement ce qu'il doit faire et ce dont il avait l'intention. Mais quelque chose contrarie son projet. Impossible de se rappeler quoi. Un truc important. En tous les cas, ça semblait important. Au point de débarquer dans ce motel merdique, infesté de Black et d'autres connards moyens. Il cherche, il cherche, mais les emmerdes qu'il a au-delà du cou l'étouffent. Putain, il sait que c'est là, pourtant. C'est pas loin. Faut juste qu'il s'en souvienne. Toc, toc. Ça continue de frapper contre son front. A l'intérieur ? Ou depuis l'extérieur ? Les sensations sont ténues. Faut les creuser, maintenant, pour pouvoir les nommer. Il a bientôt le sentiment qu'il pourrait s'endormir et que dormir ressemble déjà franchement à crever. Donc... non. Pas de sommeil pour Buck Kessler, ce soir. « Mais tu vas pas m'laisser toute seule, hein ? Tu vas pas m'abandonner ? Tu vas m'prendre avec toi... » Bordel de pute clairvoyante ! C'est ça ! Il s'en tortille la nuque pour la chercher du regard. En vérité, il n'y voit rien. L'iris valide se promène dans la brume sans jamais rien fixer. L'esprit s'alerte mais le corps stagne. Il se trouve la seule force d'articuler, les lippes vrillées d'un sourire que : « C'est sûr, princesse - 'sûr qu'tu viens avec moi. » Il a l'air con qu'ont les débiles, les inconscients. Les amoureux. Ouais, ça, c'est drôle. Que Buck soit venu chercher Jade. Et que Jade s'attende à ce qu'il l'emmène dans sa fuite. Vraiment, c'est l'idée la plus con qu'on ait jamais vue à Clifton. Vraiment. Dans le top 100. Un collector. Le genre d'histoires qu'on raconte aux gamins, pour les faire flipper et leur dire quoi n'pas faire. D'abord, y'a : pas buter un camarade. Puis s'associer à un dégénéré. Et surtout ne jamais s'imaginer qu'une pute et un gangster, ça ferait un joli conte. Personne ne croit aux histoires de ruelles, qui naissent et meurent dedans. On n'aime pas bien les ratés, les tarés. Mais y'a que ça dans tout Clifton. Jade Wright et Buck Kessler, c'est tout au plus un bel échantillon. L'essence de ce que la ville vomit de mieux. Et on les jette dans la gueule grande ouverte de la fin ridicule. Ils sont beaux. Ils sont cons. Surtout cons. On n'a pas idée d'attraper un poignet en se redressant sur l'autre main. « On va tous les fumer, tu vas voir... » Il se fend d'un rire d'attardé. C'est coloré, comme vision. Ça scintille de toute part, et il n'y voit toujours rien. C'est tout au plus de l'instinct. Comme celui qui consiste à chercher son flingue dans le sang que la moquette n'absorbe plus. « J'dois avoir, quoi, trois balles. » Il trouve la crosse, qu'il enserre fermement. « Une pour toi, une pour moi, bébé. » C'est drôle, vraiment. Et le moment est bien choisir pour faire un peu d'humour. Le subtil. L'approprié. Celui qui fait plaisir. « Roméo et Juliette, sa mère la pute ! »

Buck est l'homme de sa vie, Jade en est persuadée. Le premier et le dernier. Pourtant,  elle en a sucer tellement, sans parler de ceux qui ont payé pour s'enfoncer entre ses cuisses. Tout ceux-là ne le valent pas, même pas les attardés, beaucoup plus adorables, aux crânes dégarnis et aux lunettes recouvertes de gras qui se pointent chez elle avec des fleurs et des chocolats. Avec Buck, c'est pas pareil. Elle lui demanderait jamais de payer pour un rapport, c'est le seul qui arrive parfois à la faire jouir et elle  insiste toujours pour qu'ils se défoncent ensemble et qu'il la saute encore une fois avant de partir. Il y a de l'admiration dans son regard et quand il se met à rire, elle sourit aussi. C'est  ce qu'on appelle l'Amour avec un grand A majuscule. Et bien gras. Par contre, elle comprend pas bien toutes ses blagues, si elles en sont vraiment. « Attends... Roméo et Juliette c'est pas les deux débiles qui  se crèvent comme des cons, à la fin ?! » S'exclame la pute. Il a l'air fier de lui, mais Jade le fixe en fronçant des sourcils et en plissant les yeux. « Tu pouvais trouver un truc plus... J'sais pas moi ... » Elle ne serait même pas capable de trouver un autre tandem avec plus de gueule ; faut dire que sa culture se limite aux telenovelas qui passent à la télévision et quelques trucs qui appartiennent aux patrimoine américain. « Genre Batman et Robin. »  Conclut Jade en haussant les épaules, visiblement vexée par une réplique qu'elle n'a pas totalement saisi. Mais tout de même, quitte à se comparer à des connards en collants, autant les choisir eux. Se faire enculer dans la Batcave doit être quand même beaucoup plus classe. Sauf que, concrètement, c'est pas vraiment le fond du problème. A croire que les neurones chargés de se souvenir que Buck est actuellement dans une merde bien noire avaient grillé dès qu'elle avait tenté de fournir l'effort minimum pour saisir son humour. Alors elle laisse passer quelques secondes avant de se souvenir. « On a qu'à passer au supermarché et on achètera assez de balles pour buter tous les fils de chiens qui voudront t'emmerder, bébé. » En attendant, elle passe ses bras autour des épaules de son amoureux pour l'embrasser. Aucune femme ne pourrait résister à cet œil qui s'agite dans tous les sens sans savoir où regarder. Le sang partout ne la dérange pas, ni même le cadavre ou le temps qui presse. « J'savais que le jour où tu s'rais obligé de partir, tu viendrais me chercher pour me prendre avec toi. J'le savais ! C'qui y'a entre nous, c'est trop fort ! »  Sa capacité d'attention ressemble à celle d'un gosse hyperactif, sauf que contrairement à eux, Jade est plutôt du genre lente. Super lente. Le genre à oublier que c'est pas le moment de réclamer des câlins et de faire des déclarations d'amour, même. « Bon, laisse-moi prendre quelques affaires quand même. » Le strict minimum : sa pipe en verre, son herbe, ses amphétamines, sa cocaïne et de l'argent qu'elle pique dans le porte-feuille du cadavre. Enfin une femme qui sait voyager léger.